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Au travail: l'OIT et Nestlé

15.07.10 News
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La plus récente entrevue vidéo du président du conseil de Nestlé, Peter Brabeck, a été réalisée sur la terrasse du siège de la société à Vevey, en Suisse, avec le lac de Genève et les sommets enneigés des Alpes en arrière-plan. Brabeck rappelle son parcours, de vendeur de crème glacée à chef de la plus grande société d’alimentation au monde, pendant que la journaliste opine en souriant : « Vous êtes parti de loin. » Vous ne pouvez échapper à la promotion, explique Brabeck, si vous êtes juste un peu supérieur (supériorité expliquée avec une précision mathématique à 5 %).

Le chômage des jeunes assombrit le paysage alpestre, alors que Brabeck exprime ses « regrets » face au taux élevé de chômage des jeunes en Europe. Sa solution? « N’arrêtez jamais d’apprendre » et « Gardez l’esprit ouvert » en attendant la prochaine remontée.

La journaliste rappelle à Brabeck que Nestlé a bien surmonté la dernière crise; Brabeck (qui n’a pas besoin qu’on le lui rappelle) sourit en approbation. Brabeck salue la loyauté d’employés de longue date. La conversation tourne vers la politique de RSE de Nestlé, « Création de valeur partagée ». Il explique qu’elle fait partie intégrante du modèle d’affaires. « Je n’ai pas à redonner à la société, parce que je n’ai rien volé à la société. » Brabeck décrit la création de valeur partagée comme « quelque chose de complètement nouveau ». La journaliste affirme que la RSE est toujours rendue au centuple à la société sous forme de bénéfices. Brabeck exulte. « C’est une très belle chose. »

Pendant quelques secondes, Brabeck parle de l’aspect de « développement rural » de la création de valeur partagée. Nestlé, nous apprend-il, offre une aide technique, de l’éducation et du microfinancement à ses fournisseurs. La journaliste ne ressent pas le besoin de s’informer sur les conditions de ces contrats avec les fournisseurs. La conversation passe sur l’eau et le rôle de pionnier de Nestlé. La journaliste déclare que l’ONU a eu sa décennie de l’eau, mais qu’il a fallu un « leader dans le secteur privé » pour faire bouger les choses. Brabeck sourit d’un air approbateur. Il n’est pas nécessaire d’aborder le contenu réel de la politique sur l’eau – le temps presse, et l’entrevue tire à sa fin. « Vous avez tout fait », dit la journaliste, alors qu’on nous montre une dernière image des Alpes.

Ce genre de journalisme flagorneur ne serait pas remarquable, sinon par son incroyable amateurisme, s’il n’avait pas été produit par l’OIT, un organe des Nations unies.

La conversation avec Brabeck s’inscrit dans une série d’entrevues de l’OIT intitulée Au travail. « Au travail » est un programme audiovisuel sur le web, produit par le département de Communication du BIT dans lequel interviennent des personnalités du monde du travail. Sous la forme d'entretiens avec Zohreh Tabatabai, l’ex-Directrice de la Communication, le programme met en lumière celles et ceux qui sont derrière les tribunes et les politiques, ou sur le terrain, ces individus qui font la différence en améliorant notre vie au travail. »

L’épisode avec Brabeck ne contient aucune mention d’un milieu de travail, des travailleurs/euses, des syndicats, des droits au travail ou des relations de travail. La contribution du secteur privé à la création d’emploi, pour ne rien dire de celle de Nestlé, escamote complètement la question du chômage, sauf pour une remarque de Brabeck à l’effet que Nestlé s’efforce d’embaucher davantage d’apprentis/es (probablement formés/es par le système d’éducation public). La journaliste ne demande pas en quoi le fait d’exhorter les jeunes à « continuer d’apprendre » pour contrer un chômage élevé et persistant est compatible avec le GGG. Elle ne demande pas non plus de quelle façon le « développement rural » de Nestlé contribue à ce que l’OIT appelle le travail décent.

L’OIT aurait pu demander si la politique de l’eau de Nestlé visait à assurer l’accès universel à la ressource à titre de bien public, ou à assurer l’approvisionnement de ses opérations de production. Elle a choisi de n’en rien faire. En réponse à la mention de longs états de service de certains employés de la société, on aurait pu demander à Brabeck d’expliquer la position de Nestlé sur la tendance générale à la réduction de l’emploi direct par le recours à la sous-traitance et à la précarisation. Qu’en-est-il, par exemple, de la situation du nombre croissant de travailleurs/euses qui fabriquent les produits de Nestlé mais qui ne sont pas des employés/es de Nestlé et qui ne peuvent de ce fait adhérer aux syndicats d’employés/es de Nestlé? L’ancien emploi de vendeur de Brabeck a été sous-traité il y a plusieurs années. Ce cheminement de carrière, comme de nombreux autres, n’existe plus. Plutôt que s’enthousiasmer à propos des rendement de 100 % offerts par la RSE, l’OIT aurait pu demander pourquoi, dans son plus récent rapport sur la Création de valeur partagée, dont Nestlé prétend faussement qu’il respecte les exigences de présentation de la Global Reporting Initiative il n’y a aucune mention des salaires, des avantages sociaux, du refus des avantages sociaux aux employés/es non permanents, du taux de roulement du personnel, de la négociation collective, des préavis minimums en cas de changements opérationnels ou des impôts payés? Ou pourquoi, au vu de l’injonction à « poursuivre ses études », le seul programme de formation mentionné en détails dans le plus récent rapport sur la création de valeur est le programme de formation des cadres supérieurs à Vevey?

Si la journaliste s’était guidée sur la mission déclarée de l’OIT de « promouvoir les droits au travail, d’encourager la création d’emplois décents, d’améliorer la protection sociale et de renforcer le dialogue social dans le domaine de l’emploi », la vidéo aurait pu avoir une certaine valeur, permettant à tout le moins de « mettre en lumière ceux et celles qui sont derrière les tribunes ». Outre ce qu’elle nous dit sur l’OIT, la vidéo est pire qu’inutile – c’est une insulte envers tous ceux et celles qui croient que l’OIT a un rôle essentiel à jouer dans le monde.

Nous ne pouvons certainement pas blâmer Peter Brabeck d’avoir profité d’une occasion de publicité commanditée par l’OIT. Ce n’est pas la première fois, et probablement pas la dernière, compte tenu de l’influence croissante des entreprises à tous les échelons du système des l’ONU. Mais si l’OIT est sérieuse dans la défense de son rôle dans l’établissement des normes, elle doit être rappelée à l’ordre.

Peu de temps après la publication de cet article, la vidéo a été retirée du site de l'OIT, sans aucune explication. Elle est réapparue le 19 juillet - vous pouvez la voir ici.