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Défendre les travailleurs-euses agricoles, en cas de pandémie et au-delà

27.03.20 Editorial
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Alors que les frontières se ferment les unes après les autres, les pénuries imminentes de main d’œuvre dans l’agriculture et la situation particulièrement vulnérable des travailleurs-euses agricoles partout dans le monde mettent en lumière les fondations précaires de la sécurité alimentaire, un facteur important, pourtant passé sous silence, de la difficulté à contenir la propagation du coronavirus. Pour maintenir l’approvisionnement alimentaire tout en luttant contre la propagation du COVID-19, les gouvernements et les autorités supranationales doivent de toute urgence prendre des mesures pour protéger les conditions de vie et de travail des travailleurs-euses agricoles qui, par leur labeur, nourrissent le monde.

Plus d’un milliard de personne dans le monde travaillent dans l’agriculture. Environ 40% d’entre elles sont employées comme travailleurs-euses salarié-e-s : les femmes et les hommes qui travaillent dans les exploitations agricoles, les plantations, les vergers et les serres, et dans la production laitière et l'élevage. Dans de nombreuses régions du monde, ils et elles sont largement invisibles, alors que la société mondiale dépend de leur travail.

Les travailleurs-euses agricoles souffrent de niveaux élevés d’extrême pauvreté, de précarité, de précarisation de l’emploi et de taux débilitants de maladies et de lésions liées au travail. Seulement 5% des travailleurs-euses agricoles sont couvert-e-s par un système d’inspection du travail ou bénéficient d’une protection juridique de leurs droits en matière de santé et de sécurité. Dans de nombreux pays, dont certains des plus riches, les autorités publiques sont absentes des champs ; les bandes criminelles et les trafiquants de main d’œuvre font la loi. La majorité des travailleurs-euses de l’agriculture n’ont pas accès à l’eau potable et à des installations sanitaires décentes. Nombre d’entre eux-elles sont des migrant-e-s, allant d’un pays à l’autre et d’une culture à l’autre. Travaillant sur les plantations ou se déplaçant de fermes en fermes, ils et elles vivent là où est leur travail, et la promiscuité, l’insalubrité et l’indécence de leurs conditions de vie et de travail sont un incubateur géant de maladies infectieuses pouvant être transmises.

La nouvelle situation d’urgence sanitaire mondiale a démontré une vérité fondamentale : « Sans ces travailleurs-euses, tout s’arrête » comme l’a récemment déclaré le vice-président de l’US Apple Association, (une organisation qui regroupe tous les acteurs de la filière de la pomme aux États-Unis). Depuis la fermeture de la frontière avec le Mexique, les producteurs américains éprouvent les plus grandes difficultés à se pourvoir en main d’œuvre agricole. Mais qui garantira la santé et la sécurité de ces travailleurs-euses agricoles dont le labeur est aujourd’hui tellement nécessaire, et dans un contexte où le coronavirus se propage très rapidement ?

Des mesures ciblées de protection de la santé des travailleurs-euses agricoles sont nécessaires pour protéger la population en général et assurer la circulation des denrées alimentaires. Il ne sera pas possible d'éviter une crise potentielle de la production alimentaire en la traitant simplement comme une période de raréfaction temporaire des flux de trésorerie ou de l'offre de main-d'œuvre.

Une lettre adressée le 19 mars par le commissaire européen à l’Agriculture, Janusz Wojciechowski, aux ministres de l’Agriculture de l’UE, note que « le confinement mis en œuvre dans plusieurs États membres entraînera des difficultés extrêmes dans plusieurs secteurs, y compris celui de l’agroalimentaire », et appelle à prendre des mesures « pour soutenir les efforts déployés par nos agriculteurs, l’industrie agroalimentaire et les détaillants pour maintenir la chaîne d'approvisionnement alimentaire ». Les « difficultés extrêmes » s'appliquent-elles aux travailleurs-euses vulnérables et exploité-e-s ? Ces « mesures » comprennent-elles la fourniture de savon, d'eau potable, de désinfectant, d'équipements de protection et de services médicaux aux travailleurs-euses ? Une aide au revenu ? Des repas et des logements pour les travailleurs-euses qui permettent la distanciation sociale et la mise en quarantaine ? Des congés maladie rémunérés ? Une protection contre les exactions des bandes criminelles ?

Le département de la Sécurité intérieure des États-Unis, une agence fédérale qui n’a aucune expérience en la matière, a annoncé que « soutenir la capacité de nos travailleurs-euses de l'industrie agroalimentaire à continuer à travailler pendant les périodes de restrictions communautaires, de distanciation sociale et d'ordres de fermeture d'entreprises, entre autres, est crucial pour la continuité de fonctionnement et la résilience de nos communautés ». Les directives opérationnelles sont laissées à la discrétion des différents États fédérés. Le département de l'Agriculture de l'État de Pennsylvanie a déclaré, de manière prometteuse, que « le rôle de l'agriculture est incontestable : l'accès à la nourriture est un droit ; nous avons plus que jamais besoin d'une agriculture locale ». Pourtant, leurs « directives » spécifiques se contentent de dire que les travailleurs-euses devraient recevoir des informations sur les mesures sanitaires et éviter les foules ; et que les travailleurs-euses malades devraient être renvoyés chez eux. Mais les travailleurs-euses n'ont pas seulement besoin d'informations ; ils-elles ont aussi besoin de savon, d'eau, de désinfectant et d'équipements de protection. Pour éviter les foules, ils-elles ont besoin de transports, de logements et de repas appropriés. Et où est le « chez eux » des migrant-e-s ?

À mesure que le virus se répand, rien n'indique que les pays aient pris la mesure de l'ampleur et des causes profondes de la crise potentielle du système alimentaire et qu'ils se préparent en conséquence. Les organismes internationaux ne font guère mieux. L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a affiché sur son site web une page Questions-Réponses sur les effets de la pandémie du COVID-19 sur l’alimentation et l’agriculture, dont l’une des questions est : « Quelles sont les personnes dont la sécurité alimentaire et les moyens de subsistance sont les plus menacées par la pandémie ? ». Les travailleurs-euses ne sont pas mentionné-e-s dans la réponse. Une note publiée le 18 mars par l’OIT (« Le COVID-19 et le monde du travail : Répercussions et réponses ») ne mentionne pas plus l’impact spécifique de la pandémie sur les travailleurs-euses de l’agriculture et ses implications pour la sécurité alimentaire.

Un financement substantiel et illimité doit être immédiatement mis à disposition par les gouvernements nationaux et les institutions internationales pour assurer une protection adéquate et des conditions de travail sûres pour les travailleurs-euses agricoles, en tant que mesure élémentaire de protection de la santé publique et de la sécurité alimentaire. Des mesures strictes doivent être déployées sur les lieux de travail pour prévenir le vol des salaires et l’intensification de la charge de travail. En cas de pénurie de main d’œuvre, l’embauche d’une main d’œuvre supplémentaire, avec un salaire décent garanti au moyen d’accords avec les syndicats, doit être rapidement organisée sous contrôle démocratique. La fourniture d'eau potable et d'un cadre d’hygiène adéquat doit être considérée comme une priorité immédiate. Des moyens de transports et des logements sûrs doivent être rapidement mis en place pour permettre la continuité de la production et de la distribution tout en protégeant la santé des travailleurs-euses et de l'ensemble de la population. Les gouvernements devront intervenir en cas de défaillance ou de réticence des employeurs.

Dans ces circonstances, les migrant-e-s bloqué-e-s aux frontières sont un atout. Il est aujourd’hui temps de tirer parti des compétences et de l’expérience de travailleurs-euses trop longtemps considéré-e-s comme « non qualifiée-e-s » et jetables. Les travailleurs-euses agricoles et leurs syndicats doivent de leur côté jouer un rôle à part entière, aux niveaux local, national et international, dans la planification et la mise en œuvre des mesures d'urgence, et au développement de la production locale.

La Convention 184 de l’OIT sur la sécurité et la santé dans l’agriculture a été adoptée en 2001. Cette convention vise à garantir aux travailleurs-euses agricoles les mêmes droits à des conditions de travail sûres et saines qu’aux autres travailleurs-euses. Elle établit que les travailleurs-euses ont le droit « de participer à l'application et à l'examen des mesures visant à assurer la sécurité et la santé et, conformément à la législation et à la pratique nationales, de choisir des représentants ayant compétence en matière de sécurité et de santé et des représentants aux comités d'hygiène et de sécurité » ; et le droit « de se soustraire au danger que présente leur travail lorsqu'ils ont un motif raisonnable de croire qu'il existe un risque imminent et grave pour leur sécurité et leur santé et d'en informer immédiatement leur supérieur. Ils ne devront pas être lésés du fait de ces actions ».

Elle prévoit également que « des mesures devront être prises pour garantir que les travailleurs temporaires et saisonniers reçoivent la même protection, en matière de sécurité et de santé, que celle accordée aux travailleurs permanents dans l'agriculture qui se trouvent dans une situation comparable » et stipule que « les travailleurs de l'agriculture devront être couverts par un régime d'assurance ou de sécurité sociale […] offrant une couverture au moins équivalente à celle dont bénéficient les travailleurs d'autres secteurs ».

Ces droits sont un guide pour l’action, durant la pandémie actuelle et au-delà. La couverture sanitaire universelle n'est pas une « mesure de crise », qui doit être annulée dès que la courbe de transmission s'aplatit. La pandémie a mis en évidence la folie qui consiste à démanteler les soins de santé publics pour satisfaire les appétits des investisseurs. Nous sommes aujourd'hui confrontés à la fragilité d'un système alimentaire qui se débarrasse de ceux et celles qui nous nourrissent. Des investissements massifs dans la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs-euses agricoles sont nécessaires pour lutter contre le coronavirus, et ces investissements doivent se poursuivre en permanence une fois la crise passée.